Des femmes s’expriment, en photo, en peinture, en mots, en vidéo. Parce que la part des femmes reste minoritaire dans les expositions, les galeries, les bibliothèques,… Parce que leurs regards nous semble essentiel, nous leurs ouvrons cette chronique « Elles regardent ». À suivre donc…
Aujourd’hui, un texte de Aminata Aidara. « 8 mars ». 2021. Sete.
Aminata Aidara est Journaliste et romancière. Auteure de « Je suis quelqu’un ». Ed Gallimard. 2018.
8 mars
C’était un dimanche d’il y a six ans. En Espagne.
J’ai pris le chemin de la colline. Je me suis sentie libre. De tomber, de ne plus savoir si c’était moi, par terre, ou la terre qui essayait de me respirer. J’étais sortie sans dire où j’allais. Je savais juste que c’était là-haut, où j’étais forte parce que libre. Libre parce que seule. En plein soleil. Il n’était pas là, avec ses volontés, sa mauvaise humeur, ses injonctions silencieuses. Je marchais sans rencontrer personne. Je sentais que j’ouvrais ma peau aux autres femmes. Elles étaient en moi, elles me touchaient avec leurs mains, partout sur mon corps, leur voix dans mon sang. J’étais libre d’être mille et une femmes. De celles qui courent dans les forêts sans craindre que les ronces leur griffent les jambes. De celles qui se promènent confiantes, s’ornant de fleurs et de givre. De celles qui crient dans les vallées jusqu’à se vider les poumons. Et disent, une fois de plus « Je suis libre ! Je suis moi-même ! Vous ne me faites pas peur ! Personne ne me fait peur ! ». De celles qui marchent avec un pas lourd, les bras chargés de désirs qui ne se réaliseront qu’une fois rejoint le sommet. Le sommet de leur cœur. Et pourtant, plus la forêt s’épaississait, plus mon corps devenait faible. Je montais et ma transpiration traduisait un tremblement intérieur implacable. Tout doucement, une prière silencieuse a commencé à me brûler les yeux : que ces feuilles soient une protection, des papillons magiques. Que ces bouts de ciel me bénissent. Que mon chemin ne soit pas arpenté par des hommes au sourire en coin, que ma volonté soit la seule qui guidera mes pas. Tu n’es pas une victime, je me disais, arrête de psychoter. Non, tu n’es pas une victime. Tu n’as pas été kidnappée par Boko Haram pendant que tu apprenais ta leçon, tu n’as pas été condamnée à huit ans de prison pour un avortement au Salvador, ni tuée dans une fusillade misogyne au Canada ou aux Etats Unis. Tu n’as pas été égorgée par un mari jaloux dans un village de la Méditerranée. Tu n’es pas morte des suites d’une infibulation au Soudan, tu n’as pas été violée et éventrée pendant la guerre en Iraq, non tu n’es pas une victime. Et pourtant, à chaque sifflement du vent dans les buissons, à chaque strie de lumière sinistre aux limites de mon regard, je ne voyais plus la nature, mais ce qu’elle cachait. Je ne me sentais plus très forte, mais immensément naïve. Je n’étais plus libre, mais juste seule. Je n’avais plus mon courage, j’avais peur. Une peur atavique. La peur.