Il était une fois un navire… 

Le Rio Tagus, accosté depuis 12 ans au quai d’Orient, a fait l’évènement lorsque fin juin il a définitivement levé l’ancre. Déposé dans la cale du bateau cargo chargé de l’acheminer en Bretagne, il terminera sa vie sur un chantier de découpe.


De tous les reportages réalisés à l’occasion de son départ, je n’ai rien lu ni entendu sur les causes qui ont fait du Rio Tagus un navire abandonné, rien non plus sur la réalité d’un transport maritime mondial livré depuis plus de 60 ans à la dérèglementation sociale et écologique.
Le Rio Tagus a été abandonné par les armateurs, car c’était moins coûteux pour eux que la remise aux normes minimales pour lui permettre de reprendre la mer.
Les marins ont été abandonnés sur le bateau puis sur les quais de Sète, parce que le paiement des arriérés de leurs salaires de misère dus par l’armateur étaient encore trop élevés. Seule la cargaison avait un intérêt.
Le Rio Tagus a été un témoin parmi tant d’autres ( L’Ioana, Le Florenz, l’Edoil), qui ont révélé dans la port de Sète l’effroyable réalité de la navigation sous  pavillon de complaisance dans un contexte mondial où 75% des échanges se font par voie maritime.
Les armateurs et les actionnaires des compagnies maritimes ont très vite compris que la colossale marge de profits sur le coût du transport allait se jouer sur le moins disant social et le moins disant en matière de sécurité maritime et environnementale.

coque de navire. ©xm


Dès les années 60, les pavillons des navires de commerce ont changé de couleur et d’âme.
Armer sa flotte dans les paradis fiscaux (Chypre, Grèce, Liberia, les îles Caïman, Grenadines, Panama, etc…) a procuré l’avantage d’un recrutement d’équipages sans contraintes sociales, sans statut, sans qualification, sans garantie salariale et l’avantage d’aller de port en port au gré du fret à transporter avec des marins souvent privés de leurs papiers, mal payés ou pas payés du tout, contraints de rester à bord sous peine de devenir des clandestins dans les ports des pays étrangers.
Cette gangrène a été validée par les instances politiques régissant le commerce international qui ont « légalisé » sans honte le moins disant fiscal, social ainsi que le moins disant sécuritaire, laissant se développer une navigation où les contrôles sur la sécurité des navires étaient aléatoires voire inexistants.
Les catastrophes maritimes, qui ont émaillé l’actualité avec les marées noires aux conséquences environnementales imprimées dans nos mémoires, le doivent aux pavillons de complaisance.
La France elle-même dans les années 80 crée son propre  pavillon de complaisance « Iles Kerguelen » contre lequel les marins français se sont mis en grève et ont bloqué les ports.
A Sète, le blocage du port s’est opéré avec l’occupation du poste de pilotage durant plusieurs semaines.
Cet épisode a été marqué par la manifestation organisée par les patrons du port avec l’appui de la municipalité de Sète et de son maire, Yves Marchand, qui n’ont pas hésité à recruter des « gros bras » pour tenter de déloger les grévistes retranchés dans le poste de pilotage.


Comme un électrochoc, ce mouvement social a levé le voile sur ce système auprès du grand public, et a contraint les institutions à réduire les abus avec le renforcement des contrôles de sécurité sur les navires et sur les conditions sociales des marins.
Dans le port de Sète, cette mobilisation syndicale, souvent à l’initiative de la CGT, a permis de bloquer des navires afin de leur imposer des contrôles de sécurité, bloquer des cargaisons afin de contraindre les armateurs à la négociation pour le paiement des salaires ou le rapatriement des marins dans leur pays lorsque le navire n’était plus en état de naviguer.
A cette action syndicale est venue s’ajouter une forte et belle mobilisation citoyenne avec collectifs et associations pour la défense des marins abandonnés.
Porteuse de solidarité et d’intelligence collective, cette prise de conscience est allée bien au-delà du monde maritime et a révélé la réalité de cette mondialisation capitaliste édifiée contre l’humain et son environnement.
Le Rio Tagus est partie prenante de cette histoire. Il était impensable pour le « bijü » que le brouillard de l’oubli sonne le clap de fin d’une pratique qui a aujourd’hui étendu le pavillon de « complaisance » à tous les types de navigation (fret, marchandise, pêche industrielle, transports passagers, grande plaisance).
Le Rio Tagus n’est plus dans le port de Sète, mais tout reste à faire.