(Ecrit par notre camarade cartographe D. Lacarte, cet article génial a été publié dans le N°81 (janvier-février 2024) de la revue CARTO.)
Depuis la création d’Israël en 1948, les cartes sont communément utilisées par les dirigeants israéliens afin de servir leurs intérêts politiques. Plusieurs projets de contre-cartographie s’appuyant sur des technologies modernes et dont certains sont portés par des ONG israéliennes visent au contraire à alerter l’opinion publique sur les conséquences délétères de la colonisation, tout en réintroduisant l’Histoire des Palestinien.ne.s dans les cartes de la région.
Se réapproprier le pouvoir des cartes
Dans le courant des années 2000, un nombre croissant de collectifs plus ou moins structurés, mêlant souvent militant.e.s, artistes, chercheuses et chercheurs commence à s’emparer de la cartographie pour en faire un outil destiné à dénoncer des injustices sociales et mettre en lumière des situations occultées par les institutions dominantes. En détournant les codes des cartes conventionnelles, leurs productions tentent de délivrer une image alternative du monde. L’objectif de cette approche, parfois qualifiée de « radicale », « critique », ou encore de « contre-cartographie », vise en premier lieu à se réapproprier le pouvoir des cartes en vue de provoquer une prise de conscience chez les lectrices et lecteurs et leur rappeler que ces iconographies ne représentent pas des espaces vides de tout contexte social. Au contraire, il s’agit de donner à voir les relations de pouvoirs et de domination qui s’exercent parfois de manière tragique sur certains territoires. Dans sa thèse de doctorat, la chercheuse irako-palestinienne Zena Agha décrypte la façon dont la population palestinienne a été exclue des cartes de son territoire depuis l’époque du mandat britannique jusqu’à aujourd’hui, tout en mettant en évidence le potentiel décolonial de la contre-cartographie. Ses recherches s’appuient pour cela sur des projets cartographiques qui mobilisent des archives historiques et des souvenirs personnels et collectifs afin de défendre le droit au retour des exilé.e.s de Palestine et imaginer ainsi une vision alternative de l’espace israélo-palestinien – à l’instar de Palestine Open Maps ou Palestine Land Society. D’autres initiatives tentent de manière plus pragmatique de faciliter le quotidien des habitants des Territoires occupés. C’est le cas de l’application Doroob, qui se pose en alternative aux mastodontes Google Maps et Waze, tous deux épinglés par les défenseurs des droits humains pour avoir rayé de leurs cartes des centaines de villages de Cisjordanie, le tracé du mur de séparation ou encore les innombrables checkpoints qui constellent les Territoires palestiniens. Lancé en 2019 par une start-up palestinienne, l’outil de navigation GPS Doroob permet au contraire d’assurer la sécurité des conducteurs et conductrices palestinien.ne.s, en leur évitant de se retrouver par erreur sur le réseau routier israélien qui leur est interdit, en particulier les routes menant vers les colonies.
Contre-cartographie israélienne de la Palestine
De l’autre côté du mur de séparation, des activistes israélien.ne.s engagé.e.s en faveur de la cause palestinienne se sont eux-aussi emparé.e.s de la cartographie pour dénoncer les politiques liberticides conduite par l’État hébreux en Palestine, et défendre ainsi les libertés fondamentales des Palestinien.ne.s. Depuis 2014, à travers son application iNakba, l’ONG israélienne Zochrot (littéralement « se souvenir » en hébreu) cherche à sensibiliser les gens sur la question de l’exode de 1948. Ce projet collaboratif permet de localiser l’emplacement de plus de 600 localités palestiniennes détruites durant la Nakba, mais aussi de consulter des photos d’archives et des témoignages d’ancien.ne.s habitant.e.s, dont certain.e.s relatent le déroulé des opérations d’expulsions menées à l’époque par les combattant.e.s israélien.ne.s. Créée en 1989, B’tselem est une autre ONG œuvrant pour le respect des droits de la population palestinienne. Elle fut d’ailleurs la première organisation israélienne à documenter de manière systématique à travers des cartes le processus d’occupation conduit depuis plus de 50 ans dans les Territoires occupés par les gouvernements israéliens successifs. En 2018, B’tselem s’est associée à l’organisme de recherche indépendant Forensic Architecture, de l’Université Goldsmiths de Londres, afin de conduire un projet commun intitulé « Conquer and Divide » (Diviser pour mieux régner). Cette gigantesque entreprise de contre-cartographie dynamique, composée de plusieurs dizaines de cartes interactives, permet de retracer dans le temps long le processus de morcellement du territoire palestinien et d’enfermement de sa population. En ayant recours à des effets de zoom et d’orientations variés, les possibilités techniques offertes par la cartographie dynamique permettent ici de jouer avec les échelles d’observation spatiales et temporelles. Il devient dès lors plus facile de donner à voir de manière extrêmement précise et documentée le caractère multi-scalaire du contrôle imposé par les forces israéliennes aux populations palestiniennes, qui s’exerce aussi bien sur des territoires étendus (Cisjordanie et Gaza) que des espaces beaucoup plus restreints et localisés : quartiers de ville, lieux, rues, checkpoints, etc.
Á mesure que l’on déroule cette cartographie des Territoires occupés, une histoire particulièrement complexe se dessine sous nos yeux. L’histoire d’une cohabitation devenue apartheid, marquée par des drames humains faits d’affrontements armés, d’accaparements de terres, de destructions, de restrictions à la liberté de mouvement, d’enfermement des populations, mais aussi d’échecs politique et de rendez-vous manqués avec l’histoire.
Autant d’évènements qui semblent inéluctablement appelés à se répéter tant qu’une solution à deux États n’aura pas été adoptée ; seule issue possible afin que Palestinien.ne.s et Israélien.ne.s accèdent, enfin, à une paix équitable, complète et durable.