Toujours unique et à bord de l’Ancre. Voici, de l’autre bout d’une autre mer, la dernière lettre de Madam Cook, cuisinière très classe, embarquée sur le mythique Rainbow Warrior, de Greenpeace. Suivez ses chroniques qui mêlent écologie, féminisme et nourritures… toujours spirituelles !…
Les pirates de Panama
8°54 Nord / 79°30 Ouest
Et salut,
Comment ça va la vie ? En terrasse ? La chance !
Ici, les frégates et les cormorans ont remplacé les booby. Autant sur le triatic qu’en terme de déco de pont. Nous voilà au mouillage. On a jeté l’ancre dans la baie de Panama. Après soixante-dix-neuf jours de mer.
Devant l’étrave du bateau, c’est un tableau de buildings. Ceux de Panama city. Ça sent la terre, on ne voit plus trop les étoiles la nuit et y’a des bruits de moteur de partout le jour. Entre le manque du grand large déjà présent et l’envie de rejoindre la terre ferme pour voir comment ça fait, mes sensations sont bien floues. Et si on ajoute à ça les larmes d’au revoir aux campaigners, c’est pas évident de continuer à cuisiner sereinement.
Le Greenpeace Pacific Tour – Stop Deep Sea Mining – s’est terminé mais la vie à bord ne s’arrête pas, en fait, sur le Rainbow Warrior. Je dis ça mais c’est qui qu’on a vu se pointer pour jeter l’ancre cinq-cent mètres derrière nous ce matin à 8h ? Le Normand Energy. Si, si. ça nous a fait penser à la blague dans Astérix et Obélix. Quand les pirates, sur leur bateau, aperçoivent « les Gau-gau, les Gau-gau, les Gaulois ! Oh non ! Pas eux ! » Et ils finissent par couler à la hache leur bateau eux-mêmes pour pas se faire maltraiter une fois de plus par Obélix et Astérix. Je sais pas si je la raconte bien, mais avec Alice, ma collègue deckhand française, on a pensé à la même référence, en simultané. Mortes de rire. Et ils ne sont d’ailleurs restés à l’ancre que le temps d’obtenir l’autorisation de rentrer à l’intérieur du port. On a reconnu la voix du capitaine du Normand Energy à la radio quand il a fait sa demande aux autorités portuaires. Ils ont pas traîné.
C’est vrai qu’au final ça paraît peu en terme d’actions coup de poing, ce qui a pu être manigancé à leur égard mais c’est une histoire de perspective. La compagnie Belge, GSR, qui a opéré les tests avec le prototype de bulldozer, le dit Patania, a écrit une dernière lettre y’a quatre jours pour se scandaliser des actions de GP. La mise en danger de personnes et de matériel en plein océan, le non sens de stopper des tests dits scientifiques et nécessaires pour le futur et blablabla et blablabla. Ce qui fait sens après coup, c’est surtout que c’est la première fois qu’une ONG conteste le bien fondé de cette nouvelle forme d’exploitation des ressources fossiles sur le terrain. En haute mer. Et quand on en reparlera, ce sera avec les images inédites que ces plus de dix semaines de logistique en mer ont permis. Un témoignage pour l’avenir quoi.
Test et re-test (en robe le dimanche)
En off, on a aussi eu droit à notre vidéo de trip offerte par Myrthe, la vidéowoman : toutes les séquences captées de-ci de-là de la vie quotidienne. Je ne sais pas comment vous la traduire en mot mais promis (j’ai pas le droit de la diffuser, c’est que pour nous elle a dit) mais promis, on la visionne ensemble quand je rentre. Parce que je vais rentrer, en tout cas j’y crois. Pas comme mon collègue Fidjien. Depuis une semaine et demie que se planifie le crew, il change avec son lot de tests, de quarantaines et de re-tests pour les arrivants, et puis les tests antigéniques, les tests PCR, et quarantaine après le vol pour les débarquants, c’est une grosse gestion. On est une quinzaine à débarquer et à rentrer dans une dizaine de pays différents. Et Victor lui, mon collègue fidjien et ben il vient d’apprendre qu’il reste à bord parce que tous les vols pour son pays son suspendus jusqu’en juillet au moins. C’est ce que je disais, la vie à bord continue. Avec son nouveau captain, Mike. Pep a débarqué le lendemain de notre arrivée au mouillage. On s’est sentis un peu vulnérables sur le coup mais la routine va reprendre. C’est comme ça à bord. On change de captain, et puis de chief mate ce matin, et puis de deckhands aussi et bientôt de radio opérateur, d’électricien, de chef méca, de third mate et de cook ! C’est le jeu. Bon, en terme de relations, de connexion, de stabilité, faut s’accrocher un peu.
Concrètement, tu te réveilles. Tu fais tes salutations, tes étirements, t’essaies d’ouvrir les yeux en te lavant le visage, t’éteins ton réveil qui sonne pour la quatrième fois en quarante minutes, t’enfiles ton patalon qui sent la frite, ton débardeur qui est propre, lui, et t’attrapes ta veste qui pend au porte-manteau dans le couloir. Jusque-là, tout pareil depuis trois mois (sauf le dimanche, je cuisine en robe). T’arrives dans les escaliers. Tiens, personne pour le morning cleaning ce matin, ils sont où ? Ah oui, c’est vrai que la clique de campaigners n’est plus là, pour balayer, laver les allées, nettoyer les toilettes et les autres membres d’équipages doivent avoir à faire dehors, ils feront le ménage plus tard.
Dans la cuisine, t’allumes les plaques et par le hublot, tu vois un pélican qui plonge à pic et gloutonne sa proie et puis trois supertankers à l’ancre pas loin et la terre. Dehors il fait facile déjà 33°, pas une brise de vent, on bouge pas. Pas besoin d’installer des serviettes sur le plan de travail pour éviter que tout roule ou glisse ou tombe. Ivan deckhand, espagnol, vient t’embrasser, il va débarquer. Enfin il voudrait bien. ça fait deux jours que ses deux sacs de vingt kilos sont dans l’allée (et cinq mois qu’il est à bord). T’es pas sûr de le revoir mais tu te persuades que si. Tiens, tu lui files des parts de pizza qui restent pour son voyage. Sans prévenir, le chef méca qui est encore là pour deux jours et le nouveau captain qui est arrivé avant-hier entrent dans la cuisine bien décidés. En résumé, ils sont là pour se concerter sur ce qui fonctionne ou sur ce qu’il faut veiller à penser, à voir, s’il faudrait pas faire un truc pour que au cas où, la quatrième plaque élec pourrait fonctionner, non, Laurence ? Ben oui… Des chefs (pas de cuisine) qui discutent c’est toujours hyper efficace… Non, je suis réaliste faut dire ce qui est. Et Mike, et ben c’était son annif le deuxième jour qu’il était à bord. Juste le septième anniversaire de fêté et donc le septième gateau avec bougie, chanson, soufflage de bougie et dégustation, en trois mois. Un cheese-cake cette fois.
Bref, à un moment je m’y mets parce que Jannes ne va pas venir ce matin, il a bien débarqué lui aussi (vivant, avec sa lettre de recommandation que j’ai intitulée « If you are looking for a perseverant worker, it’s your guy !, son couteau et son économe que je lui ai offerts). Mais finalement, je n’ai plus que dix-sept personnes à nourrir ce midi, trop fastoche. Et en plus on a eu une livraison « d’urgence » comme on l’a appelée, donc y’a plein de salades toutes neuves, des tomates bien rouges, des aubergines et des courgettes toutes mignonnes, même des avocats du coin. Au haut-parleur est annoncé le débarquement des déchets. Eux aussi on va les laisser là. En tout, a été comptabilisé un virgule huit mètre cube d’ « operational waste », un virgule cinq mètre cube de « domestic waste » et zéro virgule huit de « plastics ». Tous les organics ont été jetés quotidiennement à la mer comme la réglementation l’autorise et ces quantités sont donc les seuls déchets produits au total en trois mois d’activité sachant que un mètre cube de déchets c’est un volume et en poids ça fait pas du tout une tonne, ça fait moins. Exactement je sais pas. J’ai essayé de trouver, c’est introuvable. Une barge est venue récup tout ça pour disposer le tout dans le bon endroit à terre. Si, c’est vrai.
Le reste de la journée ne change pas trop, je sers le repas du midi (césar salade sans poulet bien sûr mais avec du parmesan et des jolis croûtons et même des câpres, purée toute simple, omelette oignons rôtis-champignons, courgettes noisettes, riz, lentilles, du super classique de j’ai plus-d’idée-c’est-vrai-quoi) et puis tout le monde reprend le travail : vérification du gréement, planification de la traversée de l’Atlantique, organisation du nouvel approvisionnement, calculs de qui va encore arriver et qui doit encore débarquer, dessins de pélicans… et cuisinage du repas du soir : aubergines grillées, risotto au safran, ciabatta chèvre-potimarron-zaatar, reste de soupe miso, reste de chou chinois à la tomate. Me reste encore trois-quatre jours avant de passer le relai mais je languis même pas finalement. Heureusement que j’habite sur un bateau quand je travaille pas parce que sinon j’aurai pas tant envie de rentrer que ça…
A dos de tortue
Ah oui, j’ai oublié ma carte postale d’oiseau que je me suis promise de raconter même en retard. En hommage à l’explication que j’aurai pu donner à ma grand-mère. Un aprem de y’a deux semaines, on a vu passer, tranquille, une mouette, sur le dos d’une tortue. Enfin, plutôt, une mouette, tranquille posée sur le dos d’une tortue a vu passer devant elle un grand voilier vert avec un arc-en-ciel et une colombe. J’essaie pas de monter une fable c’est une observation véridique. On était à moins de un jour à vol d’oiseau (pour de vrai) des Galapagos (au Nord). Ce que j’ai réalisé, c’est que c’est hyper commun pour cette mouette, qui s’est révélée être une swallow-tailed gull – mouette à queue d’hirondelle, endémique des Galapagos donc, larus furcatus en latin – que de se balader à dos de tortue dans le coin. Mais de notre point de vue c’était bien ultra exotique que de voir ce tableau. Et au même moment, pour cette mouette, ce qui était hyper extraordinaire c’était de voir passer un tel bateau avec une silhouette d’un oiseau inconnu dessus. Oui, je suis un peu fatiguée pour mettre en mot mes questions de croisement de point de vue. J’avais envie de le faire quand même.
Encore merci pour m’avoir permis de m’exprimer : ça fait un bien fou de partager sa vie à l’écrit, le meilleur anti-dépresseur que j’ai trouvé en tout cas. Pourvu que ça dure encore un peu. Bisous. Bisous. Gros bisous. Et à tout de suite en terrasse. A Sète. A Beaurepaire ou à St-Girons, j’ai hâte. Si, c’est vrai !