Les chroniques de Madam’Cook Gênes – 44°24 Nord – 08°55 Est

Elle est repartie ! A l’Ancre, nous recevons de l’autre bout de la mer, une lettre de Madam Cook, cuisinière très classe, embarquée sur le mythique Rainbow Warrior. Suivez ses chroniques qui mêlent écologie féminisme et nourritures. Toujours spirituelles ! Et pour la suite des aventures de Madam Cook, rendez vous début mars dans L’Ancre de papier #2

Salut !

Rien n’est vraiment réjouissant par les temps qui courent, et changer d’année, je ne sais pas si ça va nous aider. Mais le temps qui passe n’est pas négociable, alors prenons-en la mesure et souhaitons-nous toutes les aventures dont nous avons envie pour cette nouvelle année. Surtout, s’il y avait moyen de respirer tranquille…

Bref. Bonne année 2022 depuis le Rainbow Warrior. Et bonne santé. J’ai tardé un peu à envoyer quelques nouvelles du bord puisque j’ai rembarqué depuis presque un mois, déjà. Je n’ai pas franchement d’excuse mais le bon point c’est que ça va permettre de sauter la case « suspens ». Parce qu’on a déjà mené une action. Et comme c’est passé inaperçu (en France du moins), je vais pouvoir la partager… et de l’intérieur. Du début à la fin.

This is our target. 

Une première depuis plus de quinze ans qu’il est capitaine. S’en prendre à un bateau de l’armée ! Afficher frontalement notre désaccord quant aux activités militaires ! Pour Mike, le captain actuel, qui a embarqué, comme moi, après huit jours de quarantaine à Cagliari en Sardaigne, c’était sa toute première fois à Greenpeace. Quand on nous a présenté le déroulé de l’action à mener, perso, j’ai concrètement senti une pointe de stress percer mon sternum, causée par une montée d’adrénaline. Sur l’écran du mess où se tenait cette réunion, y’avait la photo d’une frégate de l’armée italienne, genre un bâtiment gris clair, sans hublot, profilé, mesurant 140 mètres de long et surtout équipé d’un canon bien visible à l’étrave. Et le lead campaigner italien d’expliquer sereinement que ce bateau était notre cible. « This is our target ». Ben oui. Bien sûr. Et vite fait, il a parlé de lasers (c’est le nom de minis voiliers un poil plus grands qu’un optimiste) et de kayacs. 

Bon avant de nous montrer ce plan concret, on a eu toute l’explication de « qu’est-ce qui peut bien justifier qu’on s’en prenne à une frégate » ? Nous, petit Rainbow Warrior de 60 mètres, 17 membres d’équipage, non-violents et mangeurs de légumes en majorité ? 
Alors voilà, il se trouve que l’Italie, en 2021 a alloué 64 % de son budget militaire pour mener des opérations de protection dénommées « energy security ». Ça veut dire que l’Italie qui n’est pas une dictature (oui j’ai envie de le rappeler, ça m’aide… même si, nous, Européens, Italiens comme Français, Espagnols ou Allemands… sommes assez « bisounours » pour croire que nous vivons encore en démocratie…) donc le gouvernement de l’Italie a utilisé 797 millions d’euros d’argent public en 2021 pour assurer la sécurité de compagnies pétrolières privées. Le gouvernement de l’Espagne, lui, c’est 26 % de son budget de l’armée qu’il a utilisé pour les mêmes fins soit 274 millions d’euros et celui de l’Allemagne, c’est un quart de son budget militaire soit 161 millions qu’il a utilisé pour protéger les intérêts des producteurs de pétrole et de gaz. Greenpeace a publié ce 23 décembre un rapport mentionnant tous ces chiffres résultant d’une enquête menée depuis plusieurs mois par des militants.
En Italie, l’information n’a pas été trop compliquée à mettre en lumière : le parlement a officiellement donné son feu vert pour dépenser donc près de 800 millions d’euros dans le but de protéger les plateformes pétrolières exploitées par ENI (l’homologue italienne de Total). Un dernier chiffre pour bien se poser la question de ce-qui-fait-réellement-vibrer-nos-gouvernements : quatre milliards d’euros, au bas mot, ont été utilisés aux fins des compagnies pétrolières privées ces quatre dernières années dans ces trois pays : l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne. Et la France ? Et Total ? Comment ça se passe ? Et ben à votre avis… Officiellement en tout cas, rien n’est porté devant nos parlementaires, piliers de notre démocratie…

Peace and Love géant et rose

Tous hippies, comme on nous raille en général, et que nous sommes quand même encore un peu, (ça aussi c’est pour me rassurer…), nous nous sommes ainsi retrouvés à hisser un logo Peace and Love géant et rose de six mètres de diamètre entre les deux mâts du bateau ce matin-là. Il était clamé, écrit en rose (aussi) en dessous « DEFEND THE CLIMATE, NOT FOSSILS FUELS ». Ceci pour marquer le retour à la maison de cette fameuse frégate italienne F597, qui venait de passer les deux derniers mois dans le Golfe de Guinée « à protéger » les plateformes pétrolières d’ENI. De qui ? « Des pirates ». Ben oui, bien sûr. Finalement, on est tous le pirate de quelqu’un d’autre. Bref. Cette frégate rentrait au port de La Spézia (côte ouest de l’Italie) devant lequel on patrouillait depuis la veille.

En fait, on ne l’attendait, notre cible, que pour le 23 décembre au matin mais on avait entrepris de passer une journée-test le 22, histoire d’éprouver le scénario du D-Day. Alors à 6h30 du mat, ont été mis à l’eau zodiacs, lasers et kayacs. Les uns pour faire des images des autres brandissant leurs banderoles de protestation. Action non-violente et ne devant pas entraver la route de la dite cible. 

Et puis tout d’un coup, quand il a fait parfaitement clair, vers 8h du mat genre, la frégate était là, en ligne de mire. Arrivant depuis l’Ouest. Cette journée ne serait donc pas un test. Chacun et chacune a pris son poste et on a commencé à jouer au chat et à la souris. Parce que la frégate n’avait pas manqué de nous repérer elle non plus. Par radio, notre capitaine a informé son homologue du navire de l’armée italienne de notre intention : « We are campaigning to conserve the environment and to promote peace. We are non-violent and we will not interfere with your safety of navigation ». Sur ce, les militaires ont rebroussé chemin, ou du moins ont fait mine de ne pas rentrer au port. Alors on a patienté. Tous les contacts radio avec les zodiacs ont été coupés. Il a fallu une petite heure pour s’assurer que c’était bien les militaires qui brouillaient nos ondes. A la mi-journée, on a vu arriver les garde-côtes italiens stopper les zodiacs. 
Le Rainbow Warrior n’était pas censé suivre le navire jusqu’au port laissant la main aux zodiacs dans un premier temps puis aux lasers et aux kayacs postés dans l’enceinte du port, ensuite. Mais il fallait des images. Alors les zodiacs ont feinté et ont dépassé les gardes-côtes. A l’entrée du port, photographes et cameramen ont fini par faire les images voulues et se sont finalement fait interceptés et contrôlés. Le message, lui, est passé. « Greenpeace calls for an immediate end to the military protection of oil and gas assets. In the age of the climate crisis, such a policy not only endangers the lives of civilians and soldiers and wastes public money but also threatens human health by supporting the consumption of ressources that poses a clear and present danger to the planet ». C’est long mais c’est porteur d’exposer ce pourquoi on se bat. Faut arrêter de réduire nos propos par souci d’efficacité. Plus c’est court, plus c’est poli (dans le sens de la pierre polie, arrondi quoi), plus c’est superficiel et contre-productif. Pour ma part, c’est comme ça que je le ressens. Et d’ailleurs, mes collègues, au debrief, ont signifié leur émotion certaine d’avoir pu entendre le captain exposer ce qui nous a pris de coller aux basques de ce navire de l’armée.

Après un dernier contrôle de nos noms et de nos têtes à toutes et à tous par les garde-côtes depuis leur vedette collée au bord du Rainbow Warrior nous avons repris notre route pour venir nous amarrer, une cinquantaine de miles nautiques au Nord, à Gênes. 

Ciao, Buongiorno et Grazie mille 

Je pourrais ne rien en dire de plus que de notre « routine » de vie à bord qui s’installe avant et après chaque action. Mais j’ai quand même envie de me plaindre et d’en rire un peu, histoire d’être cohérente, au fond. J’ai ainsi fait des provisions à Cagliari en Sardaigne, en me disant que je n’aurais peut-être pas l’occase de refaire les courses avant Noël. Comme d’hab, une petite liste à 3000 euros de vivres. En bio auprès d’une coopérative sarde. Et cette fois, on a obtenu des cartons de pâtes (20 kg) de leur propre production en cadeau ! La (petite) galère c’est que je ne parle pas italien à part « Ciao, Buongiorno et Grazie mille » et que les Italiens qui parlent anglais, en tout cas dans les magasins qui vendent des trucs qui se mangent, et ben y’en a pas un. Alors quand on finit par se comprendre et que tout est emmagasiné dans la chambre froide, franchement ça fait plaisir. 
Et davantage de se retrouver en mer. Comme en France, à Sète ou en Ariège, il a fait un chouette temps les premiers jours en mer, c’était à la mi-décembre : un petit vent pour gonfler un peu les voiles, la pleine lune, 15 degrés dans l’air. On a avancé jusqu’à 9 noeuds sans l’aide du moteur pendant un temps puis on a rejoint l’île d’Elbe (42°48 N – 10°20 E) en tirant des bords entre la Corse et l’Italie. Sur le Rainbow Warrior pour virer de bord, ça se passe, en général, avec sept personnes à la manoeuvre. Et pour bien débuter ce trip, même que la chief mate m’a placée à la « main sail »! Trop contente. ça veut dire qu’en ni une ni deux, je cale la marmite où cuisent les haricots pour ne pas qu’elle valdingue quand je ne serais pas là, que je range la salade de poivrons grillés dans le frigo, que j’arrête d’écraser les patates douces sur lesquelles je vais faire fondre de la scamorza et déposer du fenouil acidulé en revenant, que je quitte mon tablier, et que je monte à la passerelle pour prendre mon poste. Paré à virer. Plus personne ne moufte. On écoute le vent qui change d’oreille et on borde. On range l’écoute en papillon dans les taquets destinés et retour à la case cuisine. Il me reste à cuire des chapati et sortir le riz du rice cooker. 
Oui, non. Je n’ai pas franchement de quoi me plaindre même si j’ai quand même quelques « cas » : je ne parle pas des vegans ou de ma collègue enceinte qui veut respecter strictement chaque point de la liste de ce que doit ou ne doit pas manger une personne enceinte…, ni de mon autre collègue qui ne veut pas manger de gluten mais adore le pain frais quand y en a et la bûche de Noël. Non, je veux parler de mon autre collègue qui est « strictement végétarien sauf si on mange un barbecue, là je mangerais que de la viande » (véridique !), bon il est argentin, je sais pas si ça aide à comprendre mais j’en ris encore tellement il était sérieux, quand il me l’a dit ; y’a aussi un nouvel engineer qui est croate, « pas végétarien mais qui ne mange pas de viande », les toujours même « kids » qui m’ont à l’usure pour que je leur sorte de la glace du congel : « on est en décembre les gars ! » Et alors ? qu’il m’a demandé mon collègue fidjien. Au jour de l’an chacune et chacun a cuisiné un plat typique de son pays, ce qui nous a permis de « festoyer » avec une soupe d’orge d’Afrique du Sud, des holyballs et un dhal des Pays-Bas, des arepas de Colombie, une salade de pommes de terre d’Allemagne, des pancake aux blueberry du Canada et je dois oublier un plat vegan à base de farine, de margarine et d’oignons de Grande-Bretagne. Que du lourd quoi (sans jeu de mot)! Mais là non plus je ne me plains pas parce que l’idée c’était de me donner une aprem de repos !

On se retrouve en mer dans peu de temps. La suite des aventures ce sera toujours en Méditerranée, plus au sud, même sud-sud-est mais je n’en dirais pas plus. De toute façon, je n’en sais pas plus. En attendant et pour se permettre d’y croire : Bonne Année, je répète, Bonne Année et surtout Bonne Santé. Des bisous.

Laurence