Les chroniques de Madam Cook : 1/ Rainbow Warrior, Curaçao et paëlla

©️sms

Unique à bord de l’Ancre. Nous recevons de l’autre bout d’une autre mer, une lettre de Madam Cook, cuisinière très classe, embarquée sur le mythique Rainbow Warrior. Suivez ses chroniques qui mêlent écologie féminisme et nourritures. Toujours spirituelles !

Salut, 
Je ne sais pas si tout va comme tu veux mais je te le souhaite. Je vous le souhaite. Individuellement et surtout collectivement. Je sais que c’est bizarre d’envoyer ces nouvelles perso comme ça, en mode collectif alors qu’il serait tellement plus contemporain d’avoir un blog ou je ne sais quel réseau social où « poster » des posts. Mais je m’en fous de ce monde connecté. Je m’en tiens éloignée à dessein. C’est pas nouveau et ça ne changera pas. Comme m’a demandé mon collègue de taf, Amrit : « non, toujours pas de smartphone ? ». Juste pour synthétiser cette attitude choisie vis-à-vis du numérique et passer ensuite-tout-de-suite au vrai propos de ce courrier, il y a un type qui s’appelle Philippe Bihouix. Cherchez ses interviews. Il a des trucs plutôt géniaux à raconter. Sur les questions environnementales et de low-tech. C’est un ingénieur, mais il vaut le coup. Et il a le même téléphone que moi !

« Amrit » ? Oui j’ai écrit « Amrit », le nom de mon collègue Indien que ceux qui me lisent depuis longtemps resituent, je pense. Oui ! J’ai rembarqué ! Contre toute attente, comme à chaque fois, me voilà sur le Rainbow Warrior. Cette fois encore pour trois mois. Mais cette fois, vraiment pour trois mois en mer. Non, on ne retournera pas à terre. Oui, j’ai fait les courses pour trois mois. Oui, ça va être chaud patate. Oui, je l’ai voulu ! Et oui, c’est parti. On a quitté Curaçao (12°N-68° W) il y a cinq jours déjà. Avec trente noeuds dans les voiles. Allure grand largue, vent arrière. Une houle de quatre mètres qui n’a pas faibli. Vitesse moyenne de 9 noeuds. On s’est fait bousculer. Mais pas de mal de mer, en tous cas pas pour moi. C’est pas évident à faire ressentir à distance mais, par exemple, hier soir, il m’a fallu plus de cinq minutes pour remettre une casserole à sa place, dans un placard. Les portes qui claquaient contre mes genoux, les autres casseroles (dont une en fonte donc comptez bien deux kilos) qui en profitaient pour s’échapper, les couvercles qui glissaient et valdinguaient sur le sol. Dès que j’en recasais une, une autre glissait à l’autre bout de la pièce. Je sais pas, je prends tout avec le sourire ici. J’ai failli finir la tête éclatée contre le four par le robot-coupe. Mais non, mes muscles ont tenu, deux vagues cools m’ont laissée douze secondes pour refermer les portes folles, avec tout le monde à l’intérieur. 

Nous voilà maintenant depuis trois heures à l’ancre devant l’entrée du canal de Panama dans la zone d’attente. Au calme. Nos corps n’y comprennent rien. Passer de l’hiver européen aux 29 degrés des Caraïbes. Quatre fois la tige de test Covid dans le nez en neuf jours. Des nuits où tu bouges comme dans un hamac mais pendant huit heures, ça s’arrête pas et t’as un mur d’un côté et une planche de l’autre. Donc tu dors pas. T’attends. Et maintenant plus rien. Enfin si, presque retour à la normale, une bière suffit et au lit.  

Quelques bouches à nourrir !

Cette fois, nous sommes vingt-cinq à bord. Dix-neuf membres d’équipage et six campaigners. Le capitaine est espagnol (Pep), le chief mate panaméen (Adrian), le second mate c’est Amrit donc, la third mate, française (Juliette), le chef mécano colombien (Luisfer), le deuxième mécano russe (Slava), l’électricien lituanien (Igor), le boat mecanic british (Calum), le radio opérateur allemand (Till), le bossun canadien (Brook), la docteure hollandaise (Loes), les deckhand chilien (Diego), fidjien (Victor), espagnol (Ivan), française (Alice), autrichienne (Magdalena), et les campaigners allemandes, hollandaises, taïwaneses et belges. Et tout ce joli monde a participé à l’approvisionnement. The big one. Cette fameuse liste de courses que j’ai conçue il y a bien deux semaines quand j’étais encore à Sète, s’est transformée en neuf énormes palettes déchargées sous un soleil de plomb. A la chaîne pendant quatre heures. Pour tout caser dans la chambre froide, la chambre congélo, l’économat, et dans tous les placards de tous les étages. Trois tonnes. Sans rire, trois tonnes de bouffe. A faire changer la balance ou je crois même qu’on peut dire le bastingage (tonnage ?) de ce grand voilier mythique de soixante mètres. Le challenge annoncé c’est qu’on ne reviendra pas à quai avant au moins douze semaines. En détail, ça donne en quelques exemples : 350 litres de lait de vache, 400 de jus de fruit, 300 kilos de patates, 100 de carottes, 130 de pommes, 120 d’oranges, 80 de fromages, 100 de farine de blé, 100 de riz, 60 de muesli, 300 paquets de pain, 250 de biscuits, 120 tablettes de chocolat et 57 pots de confiture. Aucune marque indus, grosse majorité de produits locaux et même bio.

Il n’y aura pas de « crew change » durant les trois prochains mois. On va rester toutes ces mêmes personnes ensemble tout ce temps. Perso, ça me va. Surtout quand, ailleurs, y’a la situation Covid. Et puis, Juliette, ma collègue, m’a dit qu’elle avait une copine mécano qui était en Terre Adélie, à la station Dumont d’Urville. Qu’elle avait quitté la Nouvelle-Zélande en octobre dernier avec l’Astrolabe et qu’elle était donc en Antarctique depuis et ce pour au moins un an. Genre jusqu’à octobre prochain et qu’en ce moment, il fait moins dix degrés. Là-bas, y’a pas franchement d’oiseaux, ni trop de couleurs et ils sont vingt-deux, tous français. 

Drôles d’oiseaux

En parlant d’oiseaux, les Brown-booby (une espèce de Fous des Caraïbes),  nous ont accompagnés aujourd’hui. Y avait des adultes avec leur cou noir bien délimité du blanc de leur plastron et des juvéniles au corps presque tout anthracite sauf un peu de blanc sous les ailes. Ces piafs plongent à balle pour choper des poissons volants et jouent avec les vagues comme les Albatros. Ils sont juste deux fois moins grands et vivent sous les tropiques. J’ai pas encore vu de Masked-booby (Fou Masqué) mais ça viendra. Ces oiseaux m’avaient tellement fait planer y a huit ans quand j’ai fait du bateau-stop dans le coin, que j’ai voulu donner ce nom à mon voilier en rentrant. Bref. A suivre. Je vais quand même raconter ici que j’ai observé longuement des Trupial du Vénézuela, ils sont comme des merles mais jaune-orange trop beaux, avec le contour de l’oeil bleu ciel. C’était à l’hôtel de notre quarantaine à Curaçao.

Bouffe…

Non, je ne parle pas d’oiseaux, parce que je ne veux pas en venir à la toujours-même-question-de-qu’est-ce-que-Greenpeace-fout-cette-fois-aux-Antilles ? Et oui je vais y venir mais avant, y’a la bouffe quand même. De ce côté là, une fois n’est pas coutume, je fayotte… J’ai jamais navigué avec ce capitaine qui se fait appeler Pep (en vrai c’est José). Bon, c’est pas un féministe, ça c’est sûr, y’avait pas de doute. Mais surtout, c’est pas un flexitarien. Pour autant, le régime réglo de GP de un jour viande et un jour poisson par semaine, le reste veggie, est de mise. C’est top ! Alors pour pas mettre de l’huile sur le feu pour rien, je l’ai faite à l’espagnole et j’ai concocté une paëlla de ouf le premier jour en mer, comme ça, à l’improviste alors que je l’avais jamais trop fait ce plat en grand (pour 25 je veux dire). Et puis j’ai fait des genres de naan à la Ottolenghi qui s’apparentent à du pan con tomate de luxe avec de l’ail confit. Bon après je suis revenue à mes envies qui n’ont rien à voir avec les clichés espagnols mais je me suis appliquée : des tacos ricos du Salvador, un ragoût de pois chiches à la cannelle, des betteraves « hérisson »rôties au beurre de câpres, des bananes plantain façon aloco c’est-à-dire à l’ivoirienne, des oeufs mimosa au tofu soyeux et graines de tournesol grillées, une salade de riz au pamplemousse comme faisait ma grand-mère, du houmous d’haricots cocos, des carottes au cumin, du céleri boule confit et caramélisé en tranches, et les classiques : pizzas, Buddha bowl, salade pastèque-tomate-feta, aubergines saisies toutes simples, spaghettis à mon zaatar, salade roquette-parmesan-poire. Et ce soir, j’ai fait des hambugers, le pain surtout, et le burger quinoa-lentilles-farine de maïs. Et ben Pep, il m’a dit qu’il n’avait jamais voulu manger de burger végé avant et que là, il en revenait pas. Trop bon. Le type, il est du genre à pas faire de phrases en trop. Jusque-là, il avait seulement dit : « yes, very good the food » mais parce que j’avais demandé si ça lui plaisait… 

… et bouffée de féminisme

A part ça, un mot concernant mon cheval de bataille. A Curaçao, ce cher captain (qui doit avoir 50 ans à tout casser) m’a sorti un matin : « pour les filles, ce n’est pas possible de sortir seules à terre, si vous allez faire un tour en ville (parce qu’on a eu la possibilité à un moment), le mieux c’est d’être accompagnées ». Et il a continué : « pour un gars, y a pas de problème, mais pour une fille, non, je ne préfère pas ». J’ai avalé cette putain de grosse couleuvre. J’ai même dit : « ok ». Parce que je répète, j’étais en mode fayotte, en charge d’un approvisionnement de trois tonnes de marchandises soit près de 30 000 euros. En mode je veux pas d’embrouille, faut qu’il soit convaincu que je suis son alliée et qu’on va bien s’entendre. Parce qu’on a trois mois, en mer et que quand y aura plus de yaourt, faudra qu’il soit de mon côté ! Mais ça fait mal, c’est la honte. J’ai honte de l’avoir fermée. Rapport au radicalisme que je revendique. Au livre que je force les autres à lire (Herland de Charlotte Perkins). Rapport à cette vie soit-disant égale que j’ai clamé qu’il existe à GP…. N’en parlons plus. Rendez-vous dans trois mois.

Pacifique!

Alors oui, on va traverser le canal de Panama (un rêve). Après-demain. Et après ? Hein ?

On va où ? Ben on ne peut pas en parler. On va dans le Pacifique, ça c’est sûr et publique comme info. On ne va pas longer les côtes américaines. On va s’éloigner à l’Ouest. Changer encore de quelques fuseaux horaires comme y’a deux jours. On a fait une journée de vingt-cinq heures. C’est génial la navigation pour ça. T’es maître du temps. Enfin surtout le chief mate qui choisit de remettre les pendules à midi quand treize heures sonne. On va donc voguer vers l’ouest, dans une zone comprise entre Mexico et Hawaï. Dit comme ça, ça semble précis mais en regardant sur la carte, ça fait large… Et qu’est-ce-qu’il peut bien y avoir à s’opposer contre dans cette partie d’océan éloignée de toute terre ? Putain, c’est super dur de garder des secrets mais faut que j’y arrive. On a au moins douze semaines devant nous pour en parler.

Je vous embrasse et je vous envoie plein de vent chaud avec plein d’amour.