Les chroniques de Madam Cook/2 : Clipperton, manganèse, requins et noix de coco.

C’est unique et c’est à bord de l’Ancre. Nous recevons de l’autre bout d’une autre mer, une lettre de Madam Cook, cuisinière très classe, embarquée sur le mythique Rainbow Warrior. Suivez ses chroniques qui mêlent écologie, féminisme et nourritures… toujours spirituelles !

©️sms

12 degrés Nord / 121 degrés Ouest
Pacific Ocean

Salut la terre !
L’île de Clipperton, ça vous parle ? Non ? Normal. Déjà, c’est pas la porte à côté. Ensuite, y’a personne à part onze millions de crabes, vingt-six palmiers (je les ai comptés) et un grand rocher gris recouvert de chiures de « masked-booby ». Et puis, ça paraît comme ça, mais c’est un vrai faux paradis : l’eau du lagon qui constitue le centre du cercle d’une dizaine de mètres de diamètre et qui forme cet atoll de sable blanc (quand même y’a bien une plage de sable blanc, je l’ai vue aussi) est croupie : genre de l’eau de pluie qui stagne et qui fermente par trente-deux degrés sans ombre. 

Mirages.

Quand on navigue, comme ça, tout droit, en direction…. oui c’est ça la question, en direction de quoi ? A part du large ou même de l’ouest, on manque d’une vraie destination. C’est ce que je pensais jusqu’à ce que j’entrevois, sur la carte électronique qui défile au poste de commande, cette île de Clipperton (française !). Une bonne nouvelle, cette annonce que nous avions bel et bien une destination concrète ! Bon, elle s’est vite effacée, on a commencé à voir poindre l’île à l’horizon aux alentours de 8h30 du mat et à 9h50 à tout casser, ce n’était plus qu’une vision, comme un mirage. Elle était déjà loin derrière nous. Mais voilà, on a quand même vu des palmiers au milieu de cet océan super grand et super vide de navires, et puis dix fois plus de « booby » virevolter autour du Rainbow Warrior, mais pas plus. Et finalement, non, pas de scintillement de l’éclat du miroir d’un éventuel naufragé comme je l’espérais (si ! c’est vrai, un peu quand même). 

Relativement, on est juste à quelques mille kilomètres du Mexique. En vrai, cette île est l’une des terres insulaires inhabitées des plus paumées. Bref, on vient donc de passer Clipperton et sa ZEE (zone économique exclusive) qui est grande comme la France métropolitaine. Ce détail n’en est pas un dans ce contexte de suspens de « qu’est-ce que-Greenpeace-peut-bien-partir-contester-au-beau-milieu-du-Pacifique ». Alors forcément, notre campagne a un rapport avec la sauvegarde des océans et ce Traité que l’ONG internationale appelle de tous ses voeux pour sauvegarder au moins 30 % des eaux de la planète. Mais encore… Comme on pouvait s’y attendre, ce n’est pas en rapport avec le plastique, c’est carrément plus complexe et même avant-gardiste, je dirais. 

Deep-sea mining.

Le Rainbow Warrior fait donc route par ces 120 degrés de longitude Ouest pour s’opposer à l’avènement d’une nouvelle forme d’exploitation minière : celle des fonds marins.
En anglais ça donne : Deep-sea mining. En clair, des compagnies, principalement européennes et nord-américaines, investissent actuellement pour se lancer à la collecte des métaux enfouis par quatre kilomètres de fond. Sur le sol des océans. Et cette zone de Clipperton en est recouverte de ces boulettes qu’on appelle des nodules de manganèse. Elles sont de la taille de belles truffes sombres, boursouflées. Depuis des millions d’années, le noyau de la terre produit ces perles de métal. Elles jaillissent par les cheminées ou les failles qui fendillent la croûte terrestre et se sont accumulées sur le sol des océans.

Nodule de manganèse.

Agglomérées, ces particules de métaux forment les dits nodules polymétalliques qui sont un trésor pour l’industrie minière. Celle-là même qui a déjà bien retourné, abîmé et même complètement détruit nombre d’écosystèmes un peu partout dans le monde. Le sol du Pacifique et particulièrement cette zone dans laquelle nous naviguons en ce moment est le nouvel eldorado. Le story telling parle d’une nouvelle Gold Rush. Rien que ça. La course à la collecte de ces quantités de métaux rares dont on aurait absolument besoin pour remplir les batteries de nos outils technologiques. Le nouveau filon ou comment exploiter la Terre jusqu’au trognon. Surtout, comment amasser un maximum de fric dans les décennies à venir. Et bien évidemment sans se soucier de l’impact sur les écosystèmes marins, sur les populations insulaires ou sur les sédiments millénaires qui contribuent à l’équilibre de la vie en général. Ou presque… Les compagnies qui investissent dans cet extractivisme se targuent du label  » green technology  » bien sûr. Sinon ce serait trop gros. Elles s’attachent en ce moment à prouver qu’elles ne vont en rien perturber l’équilibre de nos océans. Elles vont juste collecter ces nodules avec un petit engin à chenilles de trente-cinq tonnes et ainsi passer à une nouvelle ère de mines. Fini le désastre causé sur les populations et l’environnement des mines à terre. 

Le sujet est complexe parce qu’il est ficelé. Ces compagnies doivent convaincre les gouvernements belges, néerlandais, allemands, canadiens, américains et même français (bientôt) que c’est le top d’aller labourer le fonds des océans pour leur fournir des matières premières soit disant tant nécessaires pour la croissance technologique de notre société. Y’a les permis correspondants aux zones maritimes à obtenir auprès des autorités concernées et puis l’envergure financière surdimensionnée d’une telle exploitation ne peut pas se passer des épaules des gouvernements. 

Alors, cette fois, plutôt que de se lancer dans une bataille contre un système établi de destruction de l’environnement, Greenpeace veut stopper le désastre avant qu’il n’ait commencé. S’engager pour prévenir un mal qui n’est pas encore proféré. Stopper le Deep-sea mining avant qu’il n’existe réellement. Le révéler à la face du monde pour que cette quête de toujours plus d’argent au détriment de l’environnement soit tuée dans l’oeuf. C’est ambitieux vue la complexité du sujet et vu l’éloignement des zones concernées. Mais c’est vertigineux : ça touche à la source même du shmilblick. La vie est apparue au fin fond des océans, par ces mêmes cheminées d’où sont sortis en même temps (ça se trouve) ces nodules… 

Concrètement, on est sur zone pour voir les navires de ces compagnies minières poursuivre leurs études préliminaires. Ils ont passé comme nous le Canal de Panama et font actuellement leur ravitaillement à San Diego aux USA. Ils nous ont capté (tous les navires ont leur position en temps réel reportée sur Marinetraffic.com). Les big boss des compagnies sont allés voir les gouvernements (belge notamment) pour pleurer leur mère que Greenpeace préparait un truc. C’est pour ça qu’on a été autorisés à lever le suspens si on veut donner des nouvelles aux gens qui sont intéressés. 

Leurs investissements sont tels qu’ils ne peuvent reculer. On est donc en place maintenant et on les attend. D’où les deux mois en mer sans rentrer au port. D’où les provisions et tout ça tout ca. 

Qu’est ce qu’on mange ?

L’autre jour que je scrutais la surface de la mer aux jumelles à la recherche d’une éventuelle curiosité à observer. Genre un « booby » entrain de déguster un poisson volant, ou une tortue comme on en a déjà croisé beaucoup. Et ben je suis tombée sur une noix de coco. Juste une noix de coco au milieu des flots. Il faut savoir qu’une noix de coco est le seul fruit, le seul végétal dont on n’est pas capable de dire d’où il est endémique. D’Afrique ? D’Asie ? D’Amérique ? D’Océanie ? Au final, on s’en fout ! Mais toute insignifiante qu’elle est, cette noix de coco a fait faire le tour du monde à son espèce. Elle a voyagé comme ça longtemps avant de toucher terre et de s’enfoncer un peu dans le sable pour laisser pousser un cocotier. Elle en a vu des pleines lunes, comme la dernière qui était splendide vue d’ici, au milieu du Pacifique. 

Comme une noix de coco au milieu de l’océan, le Rainbow Warrior flotte et la vie à bord est tranquille et routinière. J’ai bien quelques moments croustillants en référence à ce qu’on se met sous la dent. Comme samedi dernier, autour du barbecue où l’on a grillé des champignons, des épis de maïs, des patates douces dans de l’alu et des brochettes multicolores de légumes. En tartinant de piment son petit pain doré à l’origan, le capitaine me demande, très sérieusement, où est-ce que j’ai trouvé ces pains ? Spontanément je crois qu’il me fait une blague et je lui réponds  :  » Dans le four !  » . En fait, il n’avait pas encore capté que je m’éclate à produire toutes ces viennoiseries (comme on dirait en bon français) que ce soit ces buns au chèvre et dukkah, ces pains à burger au sésame, ces chaussons aux blettes et champignons ou ces cinnamon rolls du dimanche midi. Timo lui, l’un des campaigners, c’est la véganaise à l’ail qui l’a attrapé : il voulait savoir si j’en avais pas un autre pot… Alors ce soir, je leur ai dit que j’avais commandé des makis et que les « booby » nous avait livrés. J’en démords pas : la bouffe c’est magique. Autant que la douche en plein air sous la lune ou que le fameux swim-stop auquel on a enfin eu droit un après-midi.

Qui est ce qui nous mange?

La seule explication valable de pourquoi le capitaine a fini par lâcher là-dessus, je pense que c’était le risque de mutinerie vue la chaleur qu’on se trimballe. On a eu une demi-heure de pur fun à nager dans une eau à vingt-neuf degrés par quatre-mille mètres de fond. Pep est resté posté au pont avec les jumelles parce que je n’en ai encore dit mot mais y’a des requins qui vivent par ici. Ils s’appellent des « Oceanic Whitetip Sharks ». Et quand on s’entraîne à faire des manoeuvres avec les zodiacs pour préparer les actions futures, et qu’on met à l’eau Magdalena, (l’activiste qui va s’y coller à tenir une banderole ou je sais pas, on verra ça bientôt), on a recours à une Shark Watch Team. Dont je fais partie ! Il s’agit de repérer ces dits requins qui dans ce coin du Pacifique n’ont pas bezef à se mettre sous la dent, donc ils ne sont apparemment pas nos potes en terme d’espèces évoluant dans le même milieu. Pour savoir à quoi on s’entraîne concrètement, va falloir attendre les semaines à venir pour qu’on passe réellement à l’action.

Dodo comme une noix de coco.

En attendant, on zone et on tangue. Voilà près d’un mois déjà que le bateau n’a pas été amarré à un point fixe et juste pour donner un petit exemple de ce que ça veut dire que de tanguer, prenons le moment où on veut s’endormir. Sur le dos, y’a moyen, easy. Les vagues te bercent et ton oreiller encaisse les mouvements. Mais si t’envisages de te mettre sur le côté, ça devient un poil galère parce que ton corps va basculer un peu-un peu et puis un peu plus et bim tu retombes sur le dos. A moins que tu ne te retiennes avec tes abdos qui donc ne dorment pas encore vraiment. Tu te replaces, tu cales tes genoux contre le mur et là, la pression se renforce et t’es pas bien. Tu te décales du mur. ça balance un peu, tu laisses aller et rebim le mouvement te fait lâcher l’affaire, tu te retrouves sur le dos. Et ça recommence. Bref, tu t’endors pas ou alors tu laisses tomber l’idée de te mettre sur le côté. Oui, je disais, la routine. Comme les entraînements de navigation. On se fait des empannages et des virements de bord pour le fun. Si y’a vraiment un truc qui me remplit de fierté (et promis après je raccroche parce que internet dans ces longitudes ouest, c’est un luxe…) c’est que j’ai repris moi-même, avec mes supers bras qui sont normalement utiles qu’à bien mélanger deux kilos de penne aux cubes de potiron, poivrons rouges et ricotta… Oui pardon : cette fois, j’étais sur le pont pour la manoeuvre et comme demandé, j’ai repris le mou manuellement et donc bordé la retenue de la stay-sail qui est la trinquette en français. D’abord en tirant sur le bout puis avec la manivelle de winch en self-tailing. Pendant que mes collègues Brook et Calum choquaient l’autre retenue à l’aide du winch hydraulique. Trois autres équipes étaient affairées aux trois autres voiles et on a répété l’opération plusieurs fois sous l’oeil des « booby » et des poissons volants. On vogue à 6 noeuds de moyenne en ce moment, sans moteur, le vent est stable et la mer bien rangée avec des vagues qui ne dépassent pas un mètre. Comme une noix de coco au milieu du Pacifique.

J’espère que ça va, vous. J’ai du mal à suivre et à me rendre compte de ce à quoi peut ressembler ce début de printemps en France parce que notre connexion internet est aléatoire et que je me sens loin. Surtout sans les coups de fil à ma grand-mère. C’est pour ça que je vous écris tout ça. Pour me sentir un peu plus en contact. Ecrivons-le : trouver un peu d’amour. Et bien penser à tout ce que je loupe. Mon coeur est quand même un peu flottant. Comme une noix de coco au milieu de l’océan.

A bientôt. Gros bisous.

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