La mouette, le prince et moi

Allez ! On inaugure cette toute nouvelle rubrique : « Nouvelles (inédites et rien que pour vous)  » avec un texte assez punk de Jacques Covès, illustré par Aurélie Malbec.

©Aurélie Malbec

Si j’ai vu la mouette écrasée au bord de la route, c’est d’abord par ce que je ne conduisais pas et aussi parce que je suis borgne de l’œil gauche. Sur le siège passager à l’avant, ma vision périphérique ne me permettait que le côté droit de la route et le bas-côté. Bien-sûr, je pouvais tourner la tête pour tenter de mieux voir tout ce qui était à ma gauche mais dans ce cas, je perdais le panorama à droite. Il ne m’était donc pas permis de conduire sans risque, surtout sur l’autoroute comme aujourd’hui.

Nous allions dans le sud, pour voir des bateaux. La mer me manquait depuis mon accident. On en profiterait pour rendre visite à la mère de la copine de mon fils. Celui-ci conduisait et Suzie, la copine, était derrière, le nez dans son portable. Je n’aime pas trop Suzie sans bien savoir pourquoi. La radio crachotait les dernières nouvelles de la bourse comme quoi l’indexation sur les valeurs agricoles tendait les flux vers des taux impossibles à tenir pour les petits exploitants. Mais heureusement, le baril se maintenait et il était tout à fait possible que les tendances à court et moyen termes permettent au CAC40 de renverser la vapeur après une entame de séance médiocre sur les secteurs manufacturier et obligataire. Je n’y comprenais rien, mais mon imbécile de belle-fille avait poussé un petit cri en s’exclamant: Chouchou, cette fois je crois que c’est bon pour nous, jackpot assuré ! Chouchou conduisait sans rien dire, l’air pas concerné, et moi je n’étais pas dans le secret de leurs investissements sur les franchissements des seuils complémentaires. De toutes façons, tout ça me passait par dessus la tête. J’avais la chance de ne pas être dans le besoin, pour ne pas dire que je n’étais absolument pas à plaindre d’un point de vue financier. La compagnie d’assurance monégasque m’avait versé un joli pécule me mettant à l’abri jusqu’à la fin de mes jours après l’accident qui a causé la perte de mon œil gauche, mais j’y reviendrai plus tard.

En attendant, je fixais la route devant moi, n’ayant rien de spécial à dire à Chouchou et à Suzie la courtière. C’est ainsi que j’ai aperçu sur ma droite les deux taches jaunes des pattes palmées de la mouette, disposées à peu près perpendiculairement à la chaussée, sur la bande d’arrêt d’urgence. J’ai tourné la tête pour tenter de confirmer ma première impression et malgré la vitesse du véhicule, j’ai pu constater qu’il s’agissait bien d’une mouette, ou d’un goéland peut-être, écrabouillée sur le bord de l’autoroute et dont il ne restait intact que les extrémités des pattes. Le reste m’est apparu fugitivement comme une masse informe grise et marronnasse, les plumes salies par les gaz d’échappement et le sang coagulé depuis pas mal de temps. Nous l’avions déjà dépassée quand j’ai demandé à Chouchou s’il avait vu la mouette aplatie sur le bord de la route. Il ne m’a pas plus répondu qu’à sa chérie et celle-ci a levé la tête vers le ciel en disant: où ça une mouette écrasée ? Que répondre à une telle question ?

Je me suis toujours demandé pourquoi il y avait des mouettes à l’intérieur des terres, loin et même très loin de la mer la plus proche et même loin du moindre lac. La mouette est symbole d’eau salée, de ports, de poissons et de tempêtes. Pour autant, certaines vivent dans les terres et ne mangent du poisson que quand elles en trouvent des reliquats dans les décharges où les camions viennent vider nos ordures. Je me demande aussi si les mouettes de l’intérieur peuvent communiquer avec les mouettes de la mer. Que se passerait-il pour le volatile si on l’attrape à, disons Montluçon, et qu’on l’amène à Sète pour le relâcher ? Est-ce qu’il tenterait par tous les moyens de revenir à Montluçon où il a ses habitudes, peut-être ses amis,  ou bien se trouverait-il instantanément un compère sétois qui lui ferait faire le tour du patelin en lui donnant des conseils dans une langue commune à toutes les mouettes de la création. Après tout, quand on entend une mouette crier à New-York, il faut bien dire que ça ressemble vachement à une mouette qui gueule à Brest, Stockholm ou Dakar.

Je connais bien les bords de mer et plusieurs ports dans le monde. Il faut dire que c’était mon métier d’être dans des ports et de parcourir le monde pour cela. J’étais, hélas il faut bien me résoudre à parler à l’imparfait, skipper. Mais pas skipper de convoyage ou skipper de promenade pour touristes, non, j’étais skipper de courses et même skipper d’essai, comme il existe des pilotes d’essai pour les avions. Mon métier consistait à aller vite sur l’eau avec des voiles. Et j’étais bon pour ça, pour ne pas dire le meilleur. Dans mon domaine, l’ultra-rapide, j’étais une référence et ainsi on faisait appel à moi pour tester un nouveau gréement à Hongkong, une nouvelle quille à San Francisco ou un prao à Papeete. Mes prestations étaient rémunérées le plus souvent en dollars, je fréquentais les meilleurs hôtels, dinais dans les meilleurs restaurants et Chouchou aura sa part d’héritage même s’il ne touche pas le jackpot promis par Suzie. Encore plus depuis l’accident et la prime subséquente. Maintenant je suis rangé des voitures, ou plutôt des bateaux. Que voulez vous que je réalise comme prouesse avec un œil en moins et surtout le morceau de bec si profondément inséré dans l’os ethmoïde qu’on n’a jamais pu me le retirer de crainte de lésion cérébrale irréversible. Car je suis une sorte de mutant mi-homme mi-mouette, mon corps abrite douloureusement un morceau du corps d’une mouette. Je n’ai pas toujours été comme ça et je n’ai pas choisi de le devenir.

Cela s’est passé à Monaco où le prince voulait absolument battre le record de vitesse sur l’eau en catamaran biplace. Le prince et moi sommes dans un bateau, le prince tombe à l’eau, qui est-ce qui prend une mouette dans l’œil à pleine vitesse ? Car, grosso-modo, c’est ce qui s’est passé. Nous arrivions à toute blinde sur la bouée au vent et l’empannage était imminent quand la première mouette nous a percuté. A cette vitesse, et dans la promesse du record, il était impossible de manœuvrer et de tenter de l’éviter. Mais ce bon prince, en voulant se protéger avec les bras s’est légèrement soulevé, juste au moment où la bôme passait d’un coup d’un seul de tribord à bâbord, balayant sans respect aucun le brave monarque qui fût bon pour une commotion cérébrale et un bain gratuit. Comme j’étais à la barre, je me tenais derrière lui, mon équipier de circonstance dans cette épreuve. Mais plus de prince, plus de rempart, plus de protection et la deuxième mouette est venue se planter dans mon orbite gauche en y laissant un morceau du bec.

Les secours ont récupéré le prince mouillé et assommé, une mouette amputée du bec et un borgne, déjà ex-champion de vitesse sur l’eau et futur handicapé, portant une greffe de bec de mouette dans son crâne pour le restant de ses jours.

Les assurances ont été généreuses, je n’ai plus remis les pieds sur un bateau, je vis à Limoges, loin de la mer, je prends des médicaments extra-forts contre le mal au crâne deux fois par jour quand tout va bien et trois à quatre fois quand les crises me terrassent. Chouchou m’amène régulièrement au bord de la mer ou de l’océan en souvenir du bon vieux temps. Je ne peux pas rester trop longtemps surtout quand il y a du soleil. Trop de lumière sollicite violemment la sphère abimée de mon crâne et déclenche des céphalées cruelles. Chouchou est gentil, dommage qu’il soit avec cette rombière de Suzie que je n’aime décidément pas même si je dois avouer que je n’ai pas grand chose à lui reprocher.

Je suis bien content que cette mouette se soit emplâtrée une voiture ou un camion. C’est bien fait pour elle et toutes celles de sa race maudite à jamais. C’est un juste retour des choses, une vengeance par transitivité. C’est peut-être le début de l’extermination de cette engeance de malheur, mon malheur.